Mes amies de Québec,
Audrey, Josiane, Laurence,
Nous nous sommes rencontrées ailleurs que sur notre terre natale,
de l’autre côté de l’océan,
au pays du Champagne.
C’était il y a dix ans. Ou peut-être un peu plus ? Je ne sais pas si vous avez gardé le même souvenir que moi de cette première rencontre.
Joël Simon, grand manitou du festival Méli’môme, à Reims, m’avait invitée à ce rassemblement qui célèbre la création destinée aux jeunes publics. Dès mon arrivée dans la cité des rois et des biscuits roses, Joël m’avait dit : « Il faudra que tu ailles voir les jeunes Québécoises que nous accueillons en résidence, elles bossent dur, ça a l’air bien ce qu’elles trament. »
Je descendais à peine du TGV
qui m’avait directement conduite
de Charles-de-Gaulle à Reims.
Mes pieds étaient sûrement enflés
et j’avais sans doute la tête qui tournait à cause du manque de sommeil…
Mais !
Désireuse de profiter
de chaque minute,
de chaque seconde
de ce voyage,
j’étais allée faire mon tour à l’endroit indiqué,
et je vous avais vues à l’œuvre,
toutes les trois,
avec Philippe Lessard Drolet et Céline Schnepf.
Vous étiez en plein montage, il me semble, et vous travailliez avec un plaisir crasse, c’était évident. Vous étiez passionnément investies, précises et exigeantes : l’une relançait l’autre, la troisième contredisait les premières, mais, dans ce chantier effervescent, un sourire traversait chacun de vos visages. Vous formiez une équipe. Vous étiez jeunes et déjà si décidées.
(On avait échangé un peu, ce soir-là, mais pas tant : vous aviez à faire.)
La suite est toute simple.
Vous vous êtes imposées naturellement dans le paysage jeune public québécois. Votre voix s’est unie à celles des autres compagnies du secteur enfance jeunesse. Votre intelligence et votre sensibilité se sont additionnées à celles des créateurs et des créatrices des générations qui nous précèdent. Votre travail a parlé pour vous, est devenu à l’étranger l’un des brillants ambassadeurs de la création québécoise destinée à la toute-petite enfance.
Pour votre dixième anniversaire,
vous m’avez demandé
de raconter
un bout de votre histoire,
vous m’avez demandé
de vous dire
avec les mots qui sont les miens
de quoi sont faites Les Incomplètes.
Je me lance.
Les Incomplètes sentent la framboise,
le sapin baumier,
et la verveine qui vivifie.
Elles sont vertes comme les fougères qui éclatent dans les sous-bois au printemps,
rouges comme les cerises de France,
jaune comme le soleil de midi.
Parce que vous êtes incomplètes, il y a de la place à votre table. Il fait toujours bon s’y asseoir. Avant ou après une représentation au théâtre, pendant une assemblée générale ou une rencontre professionnelle où nous faisons boxer nos idées, à Québec, Montréal ou Bruxelles, j’aime réfléchir avec vous, j’aime discuter avec vous, j’aime croire que les questions que nous nous posons ensemble nous gardent loin des certitudes qui empêchent le mouvement.
J’admire cette énergie inextinguible qui vous anime et vous pousse à vous réinventer à chaque prise de parole.
Chères collègues, vous avez beaucoup voyagé, mais n’est-ce pas que votre pratique prend racine dans cette terre qui est la nôtre ? Il me semble que votre travail – vos spectacles, vos expositions, les activités périphériques que vous développez – est le prolongement du fleuve Saint-Laurent, des forêts de Portneuf et des rues de Limoilou. Votre répertoire, de plus en plus, raconte notre langue chantante et imagée, nos étés étouffants, nos hivers frettes et nos grandes marées. Au fil des saisons théâtrales et des tournées au Québec et à l’étranger, j’ai l’impression que vous avez ressenti l’urgence de vous (re)connecter à la nature qui nous entoure et dont nous faisons partie intégrante. Cet attachement au territoire percole votre démarche, il est palpable dans L’Anse-à-Vaillant, les Matinées berçantes, Depuis la grève…
Et si vous savez si bien raconter notre monde, notre québécitude dans toute sa splendeur et son universalité, avec amour et aplomb, vous savez aussi jongler avec l’abstraction. Je pense ici plus spécifiquement au spectacle Eaux qui était une perle d’élégance et d’audace. Vous n’avez pas eu peur d’entraîner l’enfant spectateur loin avec vous, loin en lui-même, dans la complexité de l’existence et des émotions qui nous traversent toutes et tous, petits et grands.
Vous avancez à la fois avec instinct et méthode. Toujours, vous prenez l’enfant au sérieux. Cette confiance que vous avez en sa capacité d’accéder à une lecture symbolique d’une œuvre est éblouissante.
Si Les Incomplètes étaient une plante,
elles seraient le Lycopode claviforme.
(Le Lycopode fournit la poudre de Lycopode
– ou poudre de perlimpinpin –
qui, projetée dans les flammes,
brûle instantanément et donne une vive lumière.)
Avant de terminer cette lettre que je vous écris pour souligner vos dix années d’engagement exceptionnel envers les spectateurs de tous les âges, je lance un vœu dans l’univers : je souhaite pouvoir m’asseoir encore et encore à votre table et, une fois, peut-être, je resterai plus longtemps avec vous pour dessiner les contours de ce qui deviendrait un projet commun.
Joyeux anniversaire, chères camarades.
Marie-Eve
P.S. À la lecture de cette lettre, Laurence m’a fait remarquer que Josiane n’était pas du voyage à Reims, en 2010. Elle me taquinait gentiment en m’indiquant que mon imagination avait trafiqué la réalité. Impertinente, je choisis de laisser mon texte tel quel, parce qu’il traduit parfaitement le souvenir que je garde de notre première rencontre. Ma mémoire m’a joué un tour… je trouve ça beau : elle a interprété le passé et, du même coup, réinvente mon rapport à vous. MEH, 14-06-2021