CE N’EST LÀ QU’UN DÉBUT
« Les emballements sont rares et précieux. »
Cette phrase inaugure le billet écrit en 2013 pour le programme d’Édredon. Retrouvée dans mes archives, elle semble dire tout – encore aujourd’hui – de l’indéniable singularité des Incomplètes.
Je connais peu le travail du collectif au moment de découvrir cette première création. Seuls quelques mots échangés en affinité avec ses fondatrices habitent un coin de mon esprit. C’est sans autre préambule ni préalable que je visionne le spectacle ; un jour gris de décembre.
L’enthousiasme est immédiat. Sans faille. Édredon se révèle tout en vibrance et chatoiement. Plasticité évidente, mise en éveil des sens se ressentent par-delà l’écran d’ordinateur. La joie éprouvée alors se double d’un saisissement. Il me semble reconnaître ma quête dans la leur. Sentir nos nécessités se syntoniser dans l’instant.
Cette proposition destinée aux tout-petits se déploie tel un voyage hors du connu. Elle invite à se risquer au dehors, sur les traces de ce personnage à tête d’oreiller qui, elle, met le pied à l’extérieur du cocon rassurant pour arpenter l’étendue d’un monde insoupçonné. Le thème se texture de plus belle dès lors que les créatrices l’accordent à la forme. Elles s’en emparent comme d’un motif : elles-mêmes s’aventurant au-delà des cadres établis pour fabriquer une poésie scénique évocatrice et ouverte, une dramaturgie sensitive tissée de matières et d’objets, de gestes concrets et chorégraphiés, d’apparitions en ombre et de délicates animations vidéo, qui viennent innerver un récit sans paroles.
C’est avec cette douce audace que Laurence, Audrey et Josiane des Incomplètes investissent la scène jeune public. À distance des sentiers tracés d’avance, la recherche entreprise avec leur bel Édredon éclaire à sa façon la mienne. Cette première œuvre du collectif féminin s’inscrit aussitôt comme une évidence dans la saison inaugurale que je signe à mon arrivée comme programmatrice Enfance/jeunesse au CNA. Et ce n’est là qu’un début ; prémisses d’un précieux compagnonnage.
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L’étonnement est de mise avec Les Incomplètes. Après Édredon, elles en déstabilisent plusieurs avec la création de Eaux, performance épurée, tout en ondes et en mouvements, sise au sein d’un espace bi-frontal. Suit un projet total, résolument atypique et multidisciplinaire : Les matinées berçantes, à la fois série de concerts électroacoustiques immersifs et parcours d’œuvres installatives. Terrier, spectacle flirtant avec le comique de geste, s’immisce entre les deux comme une parenthèse inattendue.
Autant de propositions inclassables que j’accueille d’emblée ; toutes appuyées avec un engouement qui, loin de s’essouffler, s’en trouve renouvelé.
Car les créatrices surgissent souvent là où on ne les attend pas – et c’est tant mieux! À chaque nouveau projet ou cycle de création, elles chamboulent avec soin ce qui a été réalisé juste avant. Pour pousser la recherche un cran plus loin, sinon pour la dérouter.
Le principe d’étonnement agit donc chez elles avant tout en profondeur. Il frappe le processus de création de façon à ébranler l’œuvre à venir, et par là même, à la mettre en marche vers sa propre destination.
Toute aventure initiée par Les Incomplètes s’avère distincte, elle appelle sa forme particulière. Une tendance apparaît toutefois au fil de leur parcours d’éclaireuses. D’Édredon aux Matinées berçantes, on bascule d’un régime plus spécifiquement visuel vers un régime sonore. L’image se retire doucement pour céder le pas à la musique puis au son. Les créatrices détissent ainsi les hiérarchie et cadre perceptifs en vigueur pour tendre vers une expérience de l’écoute toujours plus marquée, toujours plus réfléchie. Ce qui n’est pas sans faire écho à cet état de contemplation qu’elles constatent chez les petits spectateurs, et qu’elles souhaitent favoriser en marge d’une sollicitation permanente, laquelle prédomine dans notre culture visuelle.
Le son est déjà une matière palpable dans Édredon. Je me rappelle du doux ramage des oiseaux qui nous enveloppe à l’arrivée dans le théâtre, du clapotis que font les bottes du personnage d’Elle dans une flaque d’eau et des magnifiques lampes sonores qui s’activent au toucher. Or la transition vers un dispositif d’écoute se discerne au cours de la création de Eaux, dont l’univers aquatique en clair-obscur naît de l’interaction d’une danseuse et d’un contrebassiste, et culmine sans contredit avec Les matinées berçantes.
En mode concert électro, cette proposition nous plonge dans un espace commun complètement ouvert – sans scène à regarder, où enfants et adultes peuvent s’installer à leur aise et même circuler librement –, induisant d’autres modes d’être que ceux attendus au théâtre. Les Matinées berçantes sont d’ailleurs une expérience qu’il est possible de vivre les yeux fermés. Les sons, chants et récits récoltés sur différents territoires, comme à Nutashkuan (Natashquan), voyagent dans l’espace : ils effleurent l’arrière de nos têtes, nous titillent l’oreille gauche, tantôt la droite, et surgissent parfois même du sol, nos corps soudain traversés d’étranges vibrations telluriques.
Que nous disent les sons et les mots quand aucune image n’y est accolée? Qu’est-ce qu’ils nous permettent de voir au fond de nous, au creux de nos machines à rêves? Que peuvent-ils éveiller comme souvenirs, comme sensations?
En sollicitant l’ouïe avec acuité, les images naissent souvent d’elles-mêmes au cœur de notre petit théâtre intérieur. Des paysages intimes et changeants émergent secrètement pour les uns et les autres. Et même lorsque Les Incomplètes réintègrent plus tard la vidéo, comme c’est le cas dans Depuis la grève, leur plus récente création destinée à la scène, celle-ci reste suggestive, oscillant entre concret et abstrait. Elles privilégient alors une sorte de flou vivant, où les images – à l’instar de la mémoire et des souvenirs – affleurent, se précisent, puis se dissipent à nouveau, sans cesse redéfinies.
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Avec une attention constante portée à l’écoute et à la contemplation, Les Incomplètes laissent respirer les petits spectateurs. Elles leur aménage un espace dans l’écriture du spectacle aussi bien que dans les dispositifs à l’intérieur desquels elles les convient. Le trio de créatrices semble alors faire sienne la belle formule d’un écrivain, en invitant chacun et chacune à composer son propre poème avec les éléments du poème en face (et tout autour) de lui, d’elle. C’est en ce sens que peut aussi s’entendre le nom de compagnie qu’elles se sont donné : une incomplétude féconde, qui appelle la présence du petit spectateur, qui l’émancipe grâce à la place et à la confiance qu’on lui accorde.
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Comment ne pas être emballée? (Encore et toujours.)